Nuit ~ Chute et renaissance (11)
Jour du départ +14
Je n’ai toujours pas retrouvé mon apparence ordinaire. Cette étrange inconnue semble s’être installée en moi et je ne suis pas capable de la faire partir. J’ignore ce que le seigneur Manallan a pu dire aux autres occupants du navire à mon égard, mais ils me regardent tous désormais avec une déférence étonnante. Face à la faiblesse du commandant, les marins semblent m’avoir pris comme chef de remplacement, ce qui me laisse assez surprise.
J’ai toutefois été éduquée dans le rôle d’une dirigeante, même si je n’ai guère eu l’occasion de mettre les choses en pratique, et les cours dont on m’a abreuvée pendant des années trouvent enfin leur dénouement.
Suite à mon évanouissement lors du combat, il semble que les mages se soient enfin décidés à se réveiller. L’un d’eux a produit, parait-il, une boule de feu telle qu’elle a grillé net une bonne partie des assaillants. Je lui en suis très reconnaissante. Après cela, ce fut la débandade chez nos ennemis, et nous fûmes conduits, Manallan et moi, à l’abri dans sa cabine. Je me suis réveillée peu après, en pleine forme, tandis que le seigneur présentait toujours des signes de faiblesse. Depuis, je le veille.
Les aubes se sont avérées beaucoup plus reposantes depuis qu’Elle ne vient plus me torturer. Elle semble se délecter d’avoir réussi à prendre finalement le dessus et je dois avouer que je commence à goûter à ce nouveau corps. Je sais que ma réaction n’est pas normale, que je devrais déjà paniquer et m’affoler, mais c’est loin d’être le cas. J’apprécie cette acuité nouvelle de ma vue, qui me permet de repérer de si loin les mouettes criardes planant au-dessus des flots. J’aime cette sensibilité de mes oreilles, désormais capables de discerner le moindre changement de souffle du seigneur Manallan pour m’indiquer le moment de son repos et le moment de ses tourments. Chacun de mes gestes est plus précis. Et je finis par me demander qui je suis devenue.
Manallan n’a pas encore réussi à se tenir éveillé assez longtemps pour me présenter une explication, et mes journées sont suffisamment occupées pour que je m’inquiète de cela pour l’heure.
Un navire est le centre d’une étrange économie. Les ressources sont très limitées, de telle sorte qu’il nous faut quantifier chaque portion avec exactitude pour éviter la pénurie. La pluie frappe rarement à nos portes, nous obligeant à consommer l’eau avec modération, ce pour quoi les marins se dévouent volontiers, se sacrifiant au rhum, et les poissons mordent rarement des lignes qui voguent sur l’eau à toute allure. Nous attrapons bien, dans nos filets, quelques animaux aquatiques, mais tous ne sont pas comestibles, et le brave Gith qui se charge de la cuisine depuis l’embarquement semble n’être guère friand de ces bestioles à écailler. Je peux le comprendre.
Aussi ai-je été assaillie depuis trois jours de questions sur l’intendance, me forçant à m’intéresser aux comptes tenus jusqu’alors par Manallan, les corrigeant, les précisant, tout en attribuant à chaque âme sur le navire de quoi assurer sa juste subsistance. Il est impossible encore de savoir quand nous arrivons sur notre nouvelle terre, aussi vaut-il mieux rester précautionneux.
Le combat a en outre laissé des traces sur notre navire. Si vous avons pu récupérer quelques planches sur le vaisseau ennemi, après avoir envoyé par dessus bord la plupart de ses derniers occupants, notre Onde fringante présente des dégâts importants sur toute la longueur gauche de la coque. Notre timonier a refusé de prendre place sur l’autre bateau, nous indiquant qu’il ne maîtrisait pas son système de navigation. Nul n’a rechigné, imaginant mal le transfert compliqué que cela aurait impliqué. Nous nous sommes dont contenté de récupérer à l’ennemi quelques tonneaux d’eau et de rhum, ainsi que quelques fruits et légumes visiblement encore frais. Je crois avoir vu circuler quelques bourses et pièces d’or, mais je ferme les yeux là-dessus.
L’or ne me sera d’aucune utilité dans la vie que je désire être la mienne. Ou tout du moins, je veux gagner loyalement celui que j’obtiendrai, pour enfin m’assumer seule. Il en est assez de cette noblesse ridicule. Je veux me libérer de ce carcan amer, de cette cage aux barreaux finement ouvragés, je vaux bien plus que tout cela, et j’ai décidé désormais de le prouver.
Voilà donc trois jours que je supervise également les travaux du mieux que je le peux malgré mes faibles connaissances en la matière, m’appuyant, avec confiance, sur les dires du chef de quart qui semble bien connaître son métier. Manallan m’a indiqué que je pouvais pleinement m’en remettre à lui, aussi ai-je pris plus garde à cet officier, Méaulf, et me suis découvert une certaine affinité avec lui. Tout en restant un marin, il est d’une intelligence vive et d’une courtoisie chaleureuse qui m’offrent un réconfort bienveillant lorsque les choses commence à se compliquer un peu trop pour moi.
Manallan m’appelle de nouveau à son chevet. L’heure de mon écriture est terminée.
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Je crois que le coup sur la tête l’a plus affecté qu’il ne veut bien le dire. Manallan est devenu fou. Il m’a demandé de lui montrer ma cicatrice sur la hanche, ce que j’ai fait en toute confiance, me rendant ainsi compte que même cet autre corps possédait toujours cette étrange marque. Alors que ses doigts s’attardaient sur la fine ligne, il a soudain brandi son couteau, l’envoyant droit sur ma hanche. Seuls les prodigieux réflexes de celle qui m’habite désormais m’ont permis de l’esquiver avant de le débarrasser de sa lame d’une habile torsion du poignet. La fatigue immédiatement l’a rattrapé, le laissant hagard sur son lit, me regardant avec un mélange de haine et de froide détermination.
Il s’est ensuite mis à hurler que j’aurais dû me laisser faire, que je ne méritais pas d’exister, que cette satané déesse allait me brûler de l’intérieur comme elle le faisait toujours, me consommant et me détruisant. Il a essayé alors de m’étrangler. Je l’ai repoussé. J’ai quitté la cabine. Les choses deviennent de plus en plus étranges.
Serais-je habitée par la déesse de la Lune, ainsi qu’il semble le penser ? Une telle pâleur, une telle grâce, un visage sans âge... L’idée est tentante. Pourtant, en regardant l’astre giron, alors que je suis allongée sur ce hamac tremblotant pendu près de la barre, une étrange hésitation demeure. Quelque chose ne colle pas. Les dieux peuvent-ils s’incarner ? Pourquoi aurais-je été la victime d’une telle usurpation ?
Il va me falloir réfléchir.